La sélection #7 — Laia Bonastre

Photo : Laia Bonastre par Senta Simond
 

Je rencontre Laia Bonastre dans un bar du 18e arrondissement à Paris, pas loin de Barbès. Elle sort d’une longue journée de shooting pour une nouvelle campagne de Chloé, la marque de mode pour laquelle elle travaille comme directrice artistique depuis quelques années.

On s’installe pour commander un rouge léger et je découvre avec surprise qu’elle n’a pas pu s’empêcher d’apporter quelques livres. Elle les sort un par un de son sac, et elle me les montre avec un mélange de joie, délicatesse et fierté. Je comprends immédiatement qu’elle tient énormément au livre comme objet à la fois physique et rare, qu’elle aime les premières éditions et les livres avec une aura, quelque chose de mythique, classique ou ancien.

En feuilletant avec soin page après page, un livre après l’autre, on revient à son parcours et à l’origine de sa passion. Née près de Barcelone, elle me confie avoir été fascinée par l’image depuis son plus jeune âge, et qu’adolescente elle voulait devenir photographe. Elle décide cependant à 19 ans de quitter l’Espagne pour aller étudier la communication de la mode à Londres. Elle arrive à Paris en 2012, et d’un boulot à l’autre – significatif est le passage, au début de sa carrière, par SOME/THINGS MAGAZINE, une revue d’art très ambitieuse aujourd’hui disparue – elle rejoint la direction artistique de Chloé en 2019. Un travail dans lequel elle a l’impression d’avoir trouvé un « équilibre entre le créatif et le commercial », m’explique-t-elle. En effet, cette marque cultive un rapport tout particulier avec la photographie, notamment à Paris Photo depuis l’année dernière, avec un espace consacré aux femmes photographes dont Laia assure le co-commissariat.

Au-delà de son activité professionnelle, Laia Bonastre mène aussi des projets plus personnels en lien avec le monde de la photo et son édition : la direction artistique et la production de fanzines ; la gestion d’un compte instagram @laiaselects, à travers lequel elle présente les livres et les photographes qu’elle aime ; et une collaboration avec la Galerie Javault (l’ancienne librairie Eva Pritsky) pour un programme d’expositions « flash » de photographes contemporains, accompagnées à chaque fois d’un micro projet éditorial.

Au fil de notre discussion, nos verres se vident.  Le dernier livre se referme aussi… Avant de me quitter, Laia tient à me laisser une dernière image pour m’expliquer son rapport au livre photo : « Lorsque je découvre un nouveau livre photo, je ressens de l’excitation, une montée d’adrénaline, et beaucoup d’amour… C’est un voyage physique et mental, une sensation presque chimique, comme celle que vit un enfant qui mange des bonbons et qui soudainement se sent sous l’emprise du sucre ».

 

THE SWEET FLYPAPER OF LIFE — ROY DECARAVA & LANGSTON HUGHES

 

J’adore les livres dans lesquels le rapport entre image et texte crée quelque chose de poétique et émotionnel. Dans ce petit ouvrage lumineux publié en 1955, les photographies de l’américain Roy DeCarava s’accompagnent d’un texte écrit par son ami écrivain Langston Hughes. Le résultat de cette collaboration est une sorte de roman-photo, un récit fictionnel plein d’humanité raconté à la troisième personne par une grand-mère imaginaire, Sister Mary Bradley, sur la vie d’une famille d’Harlem. Bien évidemment ici, les notions de « fiction » et de « documentaire » se trouvent fortement entremêlées, et le récit fictionnel se transforme vite en une documentation plus générale sur la vie de la communauté noire d’Harlem, d’où les deux artistes proviennent.

J’aime ce livre aussi pour sa portée politique : il peut à tous égards être considéré comme une manifestation du mouvement de la « Renaissance d’Harlem », et sa publication intervient dans un moment décisif de la lutte de la communauté afro-américain pour l’affirmation et la reconnaissance des droits civiques (1955 est l’année de l’arrestation de Rosa Parks et de l’application de l’arrêt de la Cour Suprême « Brown v. Board of Education »). Dans le parti pris d’un optimisme affirmé – « We’ve had so many books about how bad life is, maybe it’s time to have one showing how good it is », dit Hughes à un moment donné dans le texte – ce livre ne nie pas la complexité et la dureté de la réalité afro-américaine de l’époque, mais choisit la voie de la lutte joyeuse et de l’émancipation.

The Sweet Flypaper of Life, David Zwirner

 

O-NI — KYO SASAKI

 

J’ai découvert ce livre publié au début des années 1990 un peu par hasard, et j’en suis tombée tout de suite amoureuse. J’ai trouvé très peu d’informations sur son histoire, son auteur et ce côté un peu mystérieux fait partie de son charme. Dans la tradition d’Araki et de la photographie érotique japonaise, il présente des femmes qui exhibent une partie nue de leur corps. Le photographe a obtenu ces images en se baladant dans plusieurs quartiers de Tokyo (Ueno, Shinjuku…), selon la pratique japonaise un peu controversée du « nanpa » [« chasse aux filles » », ndr], et en demandant aux femmes qu’il rencontrait par hasard dans la rue de poser pour lui.

L’aspect fondamental de ce travail - et la raison pour laquelle j’aime ce livre - est que les femmes se montrent de façon volontaire, décomplexée et active : elles acceptent de poser et prennent beaucoup de plaisir à le faire. Le côté voyeur du regard masculin à la base de cette série est alors neutralisé par un geste dans lequel chaque femme redevient protagoniste : elles lèvent la jupe, ouvrent leur chemise, tirent la langue.

C’est donc pour moi un manifeste d’une féminité forte qui assume sans aucune honte son corps, sa sexualité et son désir, et participe par ailleurs à la construction de sa propre image (on le comprend notamment car les nudités sont cachées ou effacées : le sujet photographié reste en contrôle total de ce qu’il veut montrer et semble avoir négocié cela avec le photographe). Aussi, j’aime la direction totalement libre, déconstruite, un peu « punk », que le livre suit pour sa mise en page : on y trouve différents formats d’image, des pages verticales, des pages horizontales, des pages où les photos sont montrées par quatre, par six, par huit…

O-Ni, Oni Shuppan

 
 

 « Le livre est une extension de nos vies réelles. Il a une âme éternelle : on l’ouvre et on voit toujours la même image ou le même texte, mais avec un regard différent. Puis, on perçoit le papier qui vieillit, et on sent une odeur différente... »

– Laia Bonastre

 
 

ON THE ACROPOLIS — TOD PAPAGEORGE

 

Tod Papageorge est un photographe américain d’origine grecque. Pour ce livre publié par l’éditeur Stanley/Barker, il se rend à plusieurs reprises dans l’un des sites les plus touristiques d’Athènes (et du monde d’ailleurs), l’Acropole. Il y photographie en toute simplicité les visiteurs. J’aime beaucoup la banalité des scènes qu’il en tire, et le fait que, sous son regard, au prisme du traitement si délavé du noir et blanc qu’il emploie pour ses images, les personnes prennent l’aspect de statues de l’Antiquité, et les corps et les pierres semblent se confondre.

Le passé et la modernité coexistent ici, ce qui rend chaque image de cette série spéciale. La quatrième de couverture joue avec les codes de la culture visuelle du tourisme de masse, en imitant le dos d’une carte postale que l'on pourrait envoyer à sa grand-mère. Peut-être que j’aime aussi inconsciemment le fait que cette série parle avec humour du rapport du photographe avec son pays d’origine – ce qui fait écho chez moi étant donné que je vis ce même rapport de distance avec la Catalogne.

On the acropolis, Stanley/Barker

 

SILENT MODE — MASATO SETO

 

Masato Seto – qui a étudié avec Moriyama et qui a travaillé longtemps comme assistant de Fukase – est mon photographe préféré et j’aurais pu faire une sélection seulement avec ses livres. J’ai choisi sa série Silent mode, qui est pour moi son travail le plus intime et touchant. Au Japon, il est interdit de parler au téléphone dans les transports publics : ainsi, tous les portables doivent être mis en « mode silencieux ». Cette série est constitué de portraits très rapprochés de femmes pris dans un tel contexte. Chaque visage est capturé avec délicatesse, on peut ressentir leurs préoccupations, désirs, frustrations ; chaque image nous raconte une histoire et nous embarque dans un voyage différent, les secrets des âmes des sujets représentés restant pourtant imperscrutables.

Je présente ce livre aussi pour évoquer le cadre de sa publication, qui me semble intéressant en tant que modèle à la fois économique et culturel. Il s’agit en effet de l’un des numéros monographiques de la revue Mole Unit, que la galerie indépendante de Tokyo Mole, active entre 1984 et 2001, publiait pour accompagner certaines de ses expositions.

Silent mode, Mole

 

AKT AKTUELL — RUNG HOLT

 

Un autre livre mystérieux de la fin des années 1960. Divisé en chapitres, il montre une femme – toujours la même – qui pose nue dans des situations et contextes différents : parmi les machines et les engins d’une espèce d’usine, dans une salle de cinéma vide, dans un musée, dans un avion… Il y a une dimension narrative dans chaque situation (dans chaque chapitre donc), ce qui donne à ce livre l’aspect d’un roman-photo érotique. J’aime le côté surréaliste et absurde des mises en scène, qui à mes yeux sont pleines d’humour. J’aime encore une fois l’image d’une femme forte et assumée, qui décide de jouer avec son corps et prend plaisir dans la construction de son image érotique. Enfin, je suis fascinée par la typographie et tout le travail de mise en page « so sixties ».

Akt Aktuell, Bonn

 

 

Un article écrit par Nando Gizzi • Instagram

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