La sélection #6 — François Cheval

Photo : François Cheval par Alban Chassagne
 

François Cheval vient de terminer le montage de l’exposition Tom Wood au Centre Photographique de Mougins. D’une voix claire et qui ne mâche pas ses mots, il pose un regard lucide sur l’état actuel des institutions culturelles avant d’évoquer son propre parcours puis sa sélection.

François Cheval est devenu conservateur de musée au début des années 1980. Travaillant d’abord dans le domaine de l’art contemporain, il accepte en 1996 de reprendre la direction du musée Nicéphore Niepce à Chalon-sur-Saône. Il y découvre l’incroyable collection établie par son ancien directeur Paul Jay, qu’il va enrichir et faire dialoguer avec la photographie contemporaine, en mettant le livre photographique au cœur de sa démarche : « Le musée Niepce renferme l’une des plus belles bibliothèques photographiques de France, composée de plusieurs dizaines de milliers de livres, depuis les premières publications. En explorant les collections à mon arrivée, il m’a paru évident que le livre était au centre de tout ce qui a compté dans l’histoire de la photographie. »

Pourtant, déplore le conservateur, à partir des années 1980, le marché de l’art a transformé la photographie en marchandise rare, développant une stratégie d’auteur où le tirage devint roi, au détriment de l’édition. C’est pour cela, nous explique-t-il, que le livre photographique n’avait aucune valeur jusqu’à il y a dix ou quinze ans et qu’il était possible de racheter des fonds entiers pour trois fois rien. Un mépris qu’il met sur le compte d’une mauvaise connaissance de l’histoire de la photographie, qui pourtant s’est construite sur l’édition : « Sans le livre photographique, l’Humanisme français n’existerait pas. »

En 2016, François Cheval quitte Chalon-sur-Saône et s’envole pour la Chine où il co-fonde le Lianzhou Museum of Photography, premier musée public dédié à la photographie dans ce pays. Quatre ans plus tard, il prend la direction artistique du nouveau Centre Photographique de Mougins.

Lorsqu’on lui demande un état des lieux de l’édition photographique aujourd’hui, il répond par le constat d’une dichotomie entre, d’un côté, une surproduction liée à la défaillance économique du monde de l’édition photographique et, de l’autre, une petite sphère de personnes qui continuent de vouloir faire des expérimentations à tous les points de vue. Une niche qui constitue l’un des derniers endroits où la relation entre l’artiste, le graphiste, l’imprimeur et l’éditeur ait tant d’importance et grâce à laquelle continuent de naître des bijoux éditoriaux. « Je trouve qu’il est d’autant plus beau qu’à une époque désagréable où la consultation se fait généralement par écran, de tels objets puissent encore nous faire entrer dans ce rapport d’intimité que constitue la lecture d’un livre photographique. » Place, maintenant, à sa sélection…

 

TRYING TO DANCE — JH ENGSTRÖM

 

Trying to dance est un journal visuel et toutes les qualités d’Engström sont réunies dans ce livre. Tout y est : la jeunesse suédoise, son mariage, la crudité de la nudité, le banal au centre de la photographie, avec les restes de repas ou le lit défait, mais aussi un jeu très bien pensé entre les couleurs — presque pastels — et le noir et blanc, entre précision et flou, entre paysages, natures mortes et nus.

C’est un livre photographique qui constitue pour moi la perfection absolue, que ce soit dans le défilement des images, dans l’organisation des doubles pages, dans le choix des marges et des pages blanches et dans la construction du scénario. Il n’y a aucune erreur dans le rythme, on sent qu’il y a une véritable réflexion dans la manière dont les images se succèdent et racontent une histoire. Ce que j’ai toujours trouvé incroyable dans ce livre ? Toutes les potentialités de la photographie sont expérimentées à travers un nombre de pages conséquent sans être monstrueux. Trying to dance est un hommage à la photographie et tout ce qu’elle peut donner.

Trying to dance, Journal

 

THE WATCHERS — HALEY MORRIS CAFIERO

 

Le travail d’Haley Morris Cafiero vise à mettre en avant la stigmatisation subie par les personne en surpoids. Pour cette série, elle s’est positionnée dans l’espace public afin de réaliser des autoportraits pour lesquels elle prend la photographie au moment où le regard hostile des passants se pose sur elle.

La mise en page de ce travail fonctionne très bien. La couverture est gaufrée, le titre est dans un rouge un peu carmin et toute une série d’expressions sont gravées sur la couverture, qui est en relief. Tous les mots de la haine et du mépris sont inscrits dans cette couverture opulente qui fait écho à son propre corps. Quant à l’intérieur, il y a très peu de texte. Haley Morris Cafiero, qui a publié très tôt son travail sur internet, reprend ici les injures qu’elle a subies en ligne, qu’elle met en page à travers un jeu d’opposition étonnant entre les images et les commentaires. C’est un livre extrêmement élégant pour faire passer la violence du regard dépréciateur des autres.

C’est aussi pour moi un vrai livre photographique car on se retrouve dans une autre logique que celle de l’exposition : au lieu de déambuler au sein d’un espace on se retrouve immobiles face à une accumulation de scènes violentes présentées séquence par séquence, une accumulation qui pourrait être sans fin puisqu’elle n’épuisera jamais ce regard méprisant.

The Watchers, éditions Magenta

 
 

 « On se rend enfin compte que le livre photo est essentiel à la compréhension du médium et de son histoire et qu’il faut mettre la mise en page, les procédés d’impression, la question des papiers, la relation entre texte et image, au centre même de l’histoire de la photographie. »

– François Cheval

 
 

L’ÉGYPTE FACE À FACE — TRISTAN TZARA & ÉTIENNE SVED

 

Étienne Sved est un photographe juif hongrois, l’un des derniers ayant réussi à quitter la Hongrie. Son visa français lui ayant été refusé, il s’est rendu en Egypte où il a été embauché par la mission française d’archéologie pour réaliser un inventaire des collections. C’est drôle pour un photographe issu des avant-gardes. En parallèle, il se promène dans les rues du Caire et il a cette idée absolument géniale de vouloir trouver une correspondance entre le Caire des années 30 et les éléments narratifs qu’il peut trouver dans les fresques et la statuaire égyptienne. Quelques années plus tard, installé à Paris en tant que photographe et éditeur, il retrouve ces archives et décide de les publier.

Pour accompagner cette mise en page en miroir entre les portraits du Caire et ceux de l’Egypte ancienne, il confie le travail d’écriture à Tristan Tzara, qui a produit un texte absolument somptueux. Ce livre n’a malheureusement pas suscité grand intérêt lorsqu’il a été publié. Je trouve qu’il était important d’en parler car il résume bien les limites et en même temps toutes les qualités de la photographie et des livres photographiques de l’époque. Il est l’exemple parfait de ce que l’édition d’après-guerre a pu faire en termes d’héliographie mais aussi de ces temps où l’écrivain faisait le livre. Il y a beaucoup d’exemples similaires, où le nom de l’écrivain prend le pas, comme notamment La Banlieue de Paris de Robert Doisneau et Blaise Cendrars.

L’Égypte face à face, Le Guilde du livre

 

NACIÓN ROTONDA — MIGUEL ÁLVAREZ, ESTEBAN GARCÍA, GUILLERMO TRAPIELO & RAFAEL TRAPIELLO

 

Les auteurs de cet ouvrage appartiennent au collectif espagnol NOPHOTO, qui a essayé d’avoir un autre rapport à la photographie que celui d’auteur et s’est donné la mission d’apporter, par la photographie, une connaissance nouvelle de ce pays particulier qu’est l’Espagne. Son concept est simple : ce sont des ronds points vus de haut, comme représentatifs de l’aménagement du territoire espagnol mais aussi d’une vision esthétique du paysage et de la ville, en jouant sur la frontalité et la vue aérienne.

J’aime beaucoup ce livre car il y a très peu de texte mais il y a une localisation systématique pour chaque rond-point à la fin de l’ouvrage. J’aime ce travail quelque peu conceptuel, ce côté systématique que l’on trouve assez souvent dans la photographie contemporaine : quand cela est bien fait, le livre photographique devient un véritable outil de pensée et de décision sur le monde moderne. Et je trouve que le livre photographique peut aussi être un objet utile. Pour conclure sur Nación Rotonda, l’aspect cocasse de ce livre est qu’aucun écran ne pourra jamais lui rendre justice puisque c’est un objet avec une couverture lenticulaire.

Nación Rotonda, Phree

 

A SERIES OF DISAPPOINTMENTS — STEPHEN GILL

 

Ce livre est un leurre et c’est ce que j’aime. On a l’impression au début de voir un livre au format habituel avec une typographie relativement simple et une couverture jouant sur l’opposition binaire entre le bleu et le rouge. Mais dès qu’on le touche on se rend compte qu’il y a un choix de matière, on a du tissu entre les mains. Puis, tout d’un coup, on se rend compte que cette chose un peu brillante est une toile, collée sur la couverture et, en l’ouvrant, on découvre un magnifique leporello à travers duquel se déroule sous nos yeux une suite infinie de papiers froissés et de codes barres [des tickets de paris froissés et jetés par leur propriétaires ndlr].

Aucun texte agrémente les images ce qui fait de ce livre une métaphore totalement poétique de la dépense, de l’histoire de la marchandise, de la surconsommation et de la disparition. C’est pour moi un livre très anthropologique décrivant un monde qui, pour exister, a besoin de produire et de détruire. C’est aussi un hommage au livre en tant qu’objet qui ici devient presque sculptural, d’autant plus que deux trous sont percés à son sommet, lui permettant d’être accroché au sein d’une exposition.

A Series of Disappointments, Nobody Books

 

Un article écrit par Zoé Isle de Beauchaine • SiteInstagram

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