La sélection #2 — Delphine Manjard

Photo : Trixie on the Cot, New York City, 1979, Nan Goldin
 

Nous sommes contents de continuer ce format avec, cette fois-ci, une très belle sélection de Delphine Manjard, qui travaille actuellement pour la Librairie du Palais, à Arles.

Diplômée en Histoire de l’art de l’Université François Rabelais à Tours et de l’ESNP à Arles, Delphine a commencé son parcours en tant que bibliothécaire spécialisée, avant de devenir libraire en beaux-arts et photographie. Installée à Arles depuis 15 ans et depuis juin 2020 à la Librairie du Palais, elle compose avec brio une sélection d’ouvrages neufs et anciens qui reflètent son expérience du livre de photographie.  Delphine Manjard est profondément déterminée à offrir à chacun la possibilité de trouver un ouvrage qui lui corresponde. Dans cet espace arlésien, nous retrouvons toutes les gammes de prix et les livres sont choisis pour leur pertinence et leur qualité éditoriale.

Comme elle nous l’explique, « je prends acte de représenter autant de femmes que d’hommes dans les auteurs•trices et les éditeurs•trices, ce qui nécessite de compenser l’asymétrie éditoriale malheureusement toujours criante ». Pendant ses études, elle vivait littéralement dans la bibliothèque de la section. Toutes ses recherches se faisaient à partir des images des œuvres et elle réalise après quelques temps qu’elle passe plus de temps à regarder des photographies qu’autre chose. Un jour, elle est foudroyée par The Ballad of Sexual Dependency de Nan Goldin. Elle bascule soudainement de la sculpture hellénistique à la photographie contemporaine. 

La librairie du Palais fait partie d’une constellation d’adresses arlésiennes toutes à l’initiative de Louis Paul Desanges et du groupe Bazar & Cie (qui compte des bars, des restaurants, un hôtel, un tiers-lieu…). Delphine Manjard a régulièrement le plaisir de pouvoir travailler avec des étudiant.e.s de l’ENSP, dont un grand nombre d’entre eux•elles entretiennent un lien étroit avec l’édition photo. Alejandro Cannok-Leon, Maxime Muller, Emilie Maricq, Jean-Imrane de-Ricaud comptent parmi les libraires réguliers•ères.

Quand on lui pose la question du futur de l’édition photo, elle répond qu’aujourd’hui, avec peu d’argent et en se passant d’éditeur, n’importe qui peut faire un livre. La définition d’un livre d’art s’est élargie, la diversité des livres objets, des fanzines, des micro-éditions est formidable. Selon elle, « il faut trier, choisir et on peut trouver que c’est trop, et se sentir perdu ». C’est tout le travail d’une libraire comme Delphine de choisir dans cet océan et de construire une sélection qui génère du sens.

Place maintenant à la sélection de Delphine !

 

CUI CUI — RINKO KAWAUCHI

 

Je dois posséder à titre personnel trois éditions différentes de ce récit autobiographique plein de délicatesse, que je connais par cœur. Aujourd’hui elles sont emballées dans du papier de soie dans ma bibliothèque et je les conserve comme on garderait une amulette ou un doudou. En tout cas, un objet de transition émotionnel comme on dit dans les écoles préélémentaires. Je suis rassurée de savoir que Cui Cui est là. Avec sa lumière d'hiver, les grands-parents qui vont à l’hôpital mais surtout en ressortent, font du thé, regardent grandir la photographe, accueillent la naissance d'une petite fille. C’est une veilleuse, une lumière discrète mais indispensable dans mon musée imaginaire.

Cui Cui, Fondation Cartier pour l’art contemporain

 

THE BALLAD OF SEXUAL DEPENDENCY — NAN GOLDIN

 

Je vous ai déjà confié que ce livre est fondateur dans mon itinéraire, je ne peux pas dire pourquoi il est si important et je ne le souhaite pas vraiment. Je peux en dire que le regard que Nan Goldin a sur ses ami.e.s et sur elle-même est impitoyable d’honnêteté, Iels ne sont pas des personnages, ce sont des humain.e.s avec leur marques, iels ne sont jamais fantastiques ou misérables iels sont toujours les deux et aimé par Nan Goldin. C’est cet amour, si franc et absolu qui les rend immortel.le.s. Et enfin je suis subjuguée par la liberté de Nan Goldin : s’autoriser à faire un livre comme celui-ci est encore aujourd’hui incroyable.

The ballad of sexual dependency, Aperture

 
 

 « Je m’intéresse aux sujets que les jeunes photographes creusent, je pense que ça part de là. Je crois que c’est une excellente chose que les études de genre, la représentation des diversités, des décolonisations soient en ce moment au sommet de leurs préoccupations. La question du médium m’intéresse particulièrement. Je crois en la vie matérielle des images, je veux dire par là : le livre et le tirage. Mais comment faire cela dans un monde aux ressources finies ? Nous essayons de trouver des chemins qui correspondent à nos idéaux et à la réalité des photographes. »

– Delphine Manjard

 
 

PRÉMONITION — CÉCILE MENANDEZ

 

C’est un livre de la taille de ma main, rose pailleté et à la couverture rembourrée, comme un livre pour enfants. Le titre ne vous donnera aucun indice. Les images sont encore plus petites à l'intérieur des pages, les cahiers cousus très serrés. Cécile Menandez raconte en images, sans emphase, une histoire familiale. Une fratrie : ses enfants et la mort d’une petite sœur qu'elle perd à 9 mois de grossesse. Une situation qui ne porte même pas de nom. "Perdre" n'est pas le mot : elle est bien là avec un corps, un cercueil, une tombe à fleurir. Il n'existe pas de mot pour se définir "orphelin" d’un enfant. Alors puisqu'elle est muette, la photographie devient essentielle pour nous faire comprendre la solitude, la tristesse et le deuil. Peu de personnes ont la bravoure de raconter ceci, mais posez la question autour de vous et alors vous réaliserez que le nombre de femmes qui ont traversé ce deuil est immense. Et que la plus grande majorité d’entre elles ne l’ont jamais raconté.

Prémonition, Arnaud Bizalion

 

DEAR MR CRECCIONI — MAXIME MULLER

 

C’est sans doute le livre dont j’ai le plus parlé depuis l’ouverture de la Librairie du Palais. Et pourtant la tâche n’est pas facile. C’est le récit d’une histoire d’amour qui nous est racontée après la mort de l’amant. Ils étaient beaux, ils étaient jeunes, ils s’aimaient très fort. Ils s’étaient rencontrés dans un club gay et avaient fusionné dans une relation solaire. Mais Nathan avait des blessures profondes, orphelin et mis à la porte par sa famille d’adoption lors de son coming out. Il avait le sida et se battait contre ses démons. Il a fini par perdre. Maxime continue le chemin et offre à Nathan un devenir-image, une immortalité dans la jeunesse éternelle. Cet ouvrage a fait de moi une disciple. Je prends le livre sur l’étagère et je raconte, je disperse la croyance que l’amour est plus fort que la maladie, le suicide ou la malchance. Que la photographie nous donne accès à l’immortalité dans le cœur de nos survivant•e•s.

Dear Mr Crecconi, auto-publication

 

INNER, OUTER, PAINTINGS, FRIENDS — LUKAS PANEK

 

C’est un ouvrage « maison » qui constitue une archive, une collection de photographies du quotidien, de moments d’intimité, d’images anonymes issues d’internet, de séances de travail de l’artiste. Au travers de cette exploration, qui constitue son terrain de jeu, il documente la variété des représentations dans la culture en ligne d’aujourd’hui. Les registres se mêlent et créent des récits ambigus. Par ce processus, les formes familières de narration sont délibérément sapées et le lecteur•trice est plongé.e et entraîné.e dans le flux des images.

Inner, Outer, Paintings, Friends regroupe ainsi plus de 500 images et présente dans sa seconde partie les toiles de Lukas Panek. Sélectionnées parmi ce flux, elles sont à la fois extraites d’une expérience globale et communes à tou•te•s, et reflet d’un monde personnel. Ce livre nous plonge ainsi à travers l’œuvre foisonnante, vibrante et ludique de ce jeune artiste berlinois, issu de l’école de Dusseldörf, et nous offre une vision extrêmement actuelle de la photographie contemporaine.

Inner, Outer, Paintings, Friends, Palais Books

 

 

Un article écrit par Aliocha Boi • Instagram

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